Malgré l’instabilité politique et les bouleversements sociaux les plus graves de son histoire au cours de la dernière décennie, Haïti a désormais l’occasion d’aller de l’avant. La sélection d’un Premier ministre efficace par un Conseil présidentiel de transition offre au pays une chance de rétablir la sécurité et d’organiser des élections pour la première fois depuis 2016. Mais pour que les progrès soient durables, il faudra un mélange de leadership transitoire et de leadership transformationnel. Et cela signifie mobiliser et respecter le rôle essentiel des femmes, qui sont actuellement sous-représentées à tous les niveaux de gouvernement et d’influence.
Par des élections plus inclusives et une législation sur les partis politiques — et avec le soutien de ses partenaires internationaux — le gouvernement haïtien peut créer des opportunités pour plus de femmes candidates aux futures élections, garantir que le quota constitutionnel de genre du pays soit respecté au sein de ses organes électoraux et directeurs, promouvoir les réseaux d’observateurs électoraux internationaux et locaux, et aider à mobiliser et éduquer les femmes et les jeunes électeurs au niveau local.
Où sont les femmes et leurs voix ?
Un processus électoral plus inclusif susciterait de l’espoir pour Haïti alors que le pays continue de crouler sous la pression de la violence des gangs armes, des difficultés économiques et des bouleversements politiques.
Il faut noter que les sept membres du CPT actuel sont tous des hommes (dont trois sont accusés de corruption par l'unité anti-corruption (ULCC) du gouvernement) et qu'un seul des deux observateurs non-votants est une femme. Pour de nombreuses organisations de défense des droits de l'homme et des femmes, il s'agit du dernier signe en date que leurs appels à la pleine participation des femmes au processus de transition ont été ignorés.
En conséquence, les dirigeants de la transition risquent de perpétuer le statu quo antérieur. De plus, la Constitution haïtienne exige que les femmes occupent au moins 30% de tous les postes publics, y compris les postes de direction et les postes de fonctionnaires élus. Presque toutes les institutions haïtiennes n'atteignent pas ce quota, et le retour des dirigeants de la transition au statu quo empêche l'application de lois inclusives et de mécanismes pour les faire respecter.
« Les femmes sont des leaders dans les organisations communautaires, les entreprises, les soins de santé, l’éducation et partout ailleurs », déclare Rosy Auguste Ducena, du Réseau National de Défense des Droits de l’Homme (RNDDH). « Nous sommes souvent les premiers et les derniers à intervenir dans les situations d’urgence. Pourtant, à ce moment crucial de la démocratie haïtienne, nous n’avons rien d’autre qu’une chance d’observer les hommes prendre des décisions depuis notre siège d’observateur. »
Les organisations de femmes sont en effet en première ligne pour répondre aux situations d'urgence, comme le déplacement de familles des quartiers contrôlés par des bandes armées, ainsi que pour venir en aide aux victimes d'enlèvements et de violences sexuelles. Elles ont réussi à obtenir des résultats, notamment au niveau local, mais les possibilités pour les femmes de transformer leurs communautés devraient être étendues au niveau municipal, départemental et national, dans le cadre de fonctions électives.
Une opportunité en matière de sécurité
Bien que l’exclusion de longue date des femmes soit un thème récurrent dans presque toutes les institutions nationales d’Haïti, leur absence dans les structures de sécurité du pays est particulièrement remarquable, tant historiquement que dans le contexte de la transition actuelle.
Haïti est actuellement engagé dans un processus visant à rétablir une stratégie nationale de sécurité efficace. Cela nécessitera que le Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN), dirigé par le Premier ministre, réforme la police nationale, renforce l’armée et formule publiquement une vision pour l’avenir.
Assurer la pleine inclusion des femmes dans cette vision est crucial non seulement parce que cela peut contribuer à améliorer la stabilité à long terme du pays, mais aussi parce que cela peut créer un précédent pour l’inclusion des femmes dans les futurs processus politiques, comme la candidature aux élections.
Cela ne sera pas facile. En pratique, les dirigeants de transition en temps de crise peuvent souvent être récompensés pour leur vision à court terme. Dans le cas d’Haïti, cela pourrait se traduire par des améliorations immédiates – mais pas nécessairement durables – de la sécurité, au détriment de l’innovation, de la créativité et de l’inclusion. Une telle approche de la sécurité nationale ne ferait qu’accroître l’écart entre les sexes et l’exclusion des femmes haïtiennes des sphères de pouvoir de transition.
Il existe cependant une autre option. La crise sécuritaire actuelle offre l’occasion de changer les opinions bien ancrées et de se débarrasser de générations de discrimination systémiques. À terme, un plan de sécurité global devrait déboucher sur une structure de commandement unifiée qui comprendrait un pourcentage élevé de femmes, rassemblerait les forces de sécurité nationales publiques et privées et tirerait parti de l’expertise des vétérans de la diaspora haïtienne et des ressources internationales disponibles.
Les réalités de la politique de genre en Haïti
Malheureusement, l’absence de processus politiques inclusifs en matière de genre en Haïti n’est pas seulement le résultat des structures institutionnelles.
Il existe également des facteurs sociaux sous-jacents qui empêchent les femmes dirigeantes haïtiennes de s’exprimer d’une seule voix et de se faire entendre sur la scène politique haïtienne, notamment les conflits idéologiques entrediversaspectsdu mouvement des femmes haïtiennes.
Mais le mouvement des femmes haïtiennes a atteint une certaine maturité et crédibilité, ce qui lui permet de faire de sa diversité une force. Les diverses revendications au sein du mouvement, bien que disparates, sont toutes politiques et ancrées dans une dynamique de changement systémique dont le mouvement dans son ensemble peut tirer parti.
Le mouvement des femmes haïtiennes a atteint une certaine maturité et crédibilité, ce qui lui permet de faire de sa diversité une force.
Les femmes haïtiennes ont trouvé dans la jeunesse un allié de poids. Les groupes de femmes ont toujours répondu aux aspirations des jeunes qui n’ont pas confiance dans les organisations politiques traditionnelles. En conséquence, les jeunes haïtiens – tant en milieu rural qu’en milieu urbain – ont exprimé le souhait que les femmes aient plus d’influence en politique, et de nombreux dirigeants d’associations de jeunes ont embrassé la cause de l’égalité des sexes.
Ensemble, les groupes de femmes et de jeunes ont commencé à construire un pouvoir collectif porté par la coopération au niveau local. Par exemple, en 2016, l’ancienne Sénatrice Dieudonné Luma Etienne a remporté son élection face à 19 autres candidats, dont 17 hommes, grâce à la mobilisation des jeunes électeurs.
Cependant, selon sa propre description, l'expérience d'Etienne en tant que seule femme au Sénat à l'époque était stressante - un point de vue partagé par d'autres femmes qui se sont retrouvées seules aux plus hauts niveaux de prise de décision en Haïti.
Mais plutôt que de servir de motif de désespoir, les expériences d’Etienne et d’autres démontrent qu’il est essentiel pour les femmes dirigeantes haïtiennes de renforcer leurs liens avec les femmes d’autres secteurs de la société, comme le secteur privé et parmi leurs pairs de la diaspora, comme moyen d’étendre leur pouvoir collectif et de s’appuyer sur leurs forces respectives.
Les femmes haïtiennes ne devraient pas accepter un siège symbolique à la table des négociations. Elles devraient plutôt exiger une présence influente.
Il est plus important que les femmes haïtiennes ne se contentent pas d'un siège symbolique à la table des négociations. Elles devraient plutôt exiger une présence influente au sein du gouvernement et des organes consultatifs du Conseil présidentiel de transition.
Comment développer le leadership des femmes
Les femmes haïtiennes n’ont pas besoin de repartir de zéro. Les femmes leaders devraient réactiver un certain nombre de réseaux et de plateformes dormants mais efficaces, comme la Coordination Nationale de la Défense de Droits des Femmes (CNDDF) et le Comité Multisectoriel pour soutenir la mise en œuvre du quota de 30 % prévu par la Constitution ; la Tribune des Femmes Politiques (TFP) pour amplifier les nouvelles voix féminines ; et l’Alliance des Réseaux et Plateformes d’Organisations féminines pour la promotion de la participation et du Leadership Politiques des Femmes, ainsi que le Dialogue Inter-Femmes, pour soutenir une meilleure présence aux urnes au moment des élections.
Compte tenu du caractère obsolète des systèmes, des structures et des paradigmes politiques d’Haïti, les femmes doivent également tirer parti de leurs ressources respectives, de leurs réseaux locaux et de leurs expériences pour construire un leadership collectif et transformationnel dans la gouvernance nationale et locale.
A cet effet, il est impératif que le mouvement des femmes haïtiennes mène des actions collectives concrètes et prometteuses pour leur participation effective au processus électoral :
Travailler avec les principaux partis et plateformes politiques du pays pour une participation significative des femmes et des jeunes en tant que candidats à tous les niveaux lors des prochaines élections.
Mobiliser les organisations de femmes et de jeunes dans les régions urbaines et rurales à travers le pays pour attirer des candidats à tous les postes élus.
Éduquer et mobiliser les femmes et les jeunes leaders locaux afin qu’ils soient prêts à participer pleinement à un dialogue national, à un processus de réforme constitutionnelle et à toute autre initiative susceptible de faire progresser leur participation et leur leadership dans la vie publique.
Transformer leurs réseaux de base respectifs en véritables mouvements politiques, pour mieux répondre aux exigences pratiques de la compétition politique.
En outre, les femmes dirigent actuellement des ministères clés au sein du gouvernement de transition : le Ministère de la Condition Féminine et des Droits des Femmes (MCFDF), le Ministère de l'Économie et des Finances (MEF), le Ministère de la Planification et de la Coopération Externe (MPCE), le Ministère des Affaires Etrangères et du Culte (MAEC) et le Ministère des Haïtiens Vivant à l'Etranger (MHVE). Grâce à leur capacité à influencer ces portefeuilles, en particulier à l'approche des prochaines élections, ces femmes peuvent plaider en faveur de :
La reprise des programmes américains visant à renforcer la démocratie, en mettant l’accent sur la participation des femmes et des jeunes aux élections.
L'adoption d'un décret électoral visant à faire respecter le quota de 30% de participation des femmes aux postes électifs.
L’adoption d’un décret portant prévention, répression et élimination des violences faites aux femmes, notamment lors des processus électoraux.
Pour que la transition d’Haïti soit un succès, les femmes haïtiennes doivent être les maîtres de l’avenir du pays. Et même si elles ont encore beaucoup à gagner en faisant pression sur les dirigeants de la transition pour qu’ils étendent l’inclusion des femmes dans les processus politiques, les femmes haïtiennes doivent également chercher à construire leur propre pouvoir politique collectif à l’avenir.
Danielle Saint- Lôt a été Ministre du Commerce, de l'Industrie et du Tourisme d'Haïti. Elle est également cofondatrice de Femmes en Démocratie, une organisation féminine de premier plan en Haïti.
PHOTO: Une femme vote à Carrefour, Haïti, lors du second tour des élections présidentielles, le 20 mars 2011. (Kendra Helmer/USAID)
The views expressed in this publication are those of the author(s).